mardi 23 juillet 2013

Léolo le héros

On serait bien tenté de parler de chef d’œuvre si Jean-Claude Lauzon avait eu le temps de construire une œuvre. Mort prématurément dans un accident d'avion après un court et deux longs métrages, le réalisateur aura tout de même réussi à placer son dernier opus parmi les 100 meilleurs films de tous les temps selon le Time Magazine
Certes, ce genre de classement, subjectif et contextuel, ne veut pas forcément dire grand chose, mais une chose est sûre : si nous fûmes peut nombreux à voir Léolo lors de sa sortie en salle, en 1992, il fait partie de ces films qui laissent un souvenir indélébile, une expérience de cinéma physique, sensible et sensuelle. 

Construit à partir d'un premier roman célébrissime au Québec (et un tout petit peu en France) : La Vallée des avalés, dont il garde essentiellement l'esprit (le livre est physiquement présent dans le film et sert aussi bien à stimuler l'imagination du héros qu'à caler un pied de table...), le scénario est surtout nourri de souvenirs de l'enfance du réalisateur dans un quartier très pauvre de Montréal. Léolo est le cadet d'une famille de quatre enfants. Son père est fou, ses deux sœurs aussi, à des degrés divers, son grand frère est un peu simplet. Seule sa mère semble équilibrée et son corps déborde d'amour familial (Ginette Reno, magnifique, chanteuse et actrice montréalaise qui affiche une bonne cinquantaine d'albums, mais aussi quelques séries québecoises redoutables...)  
Mais la normalité n'existe pas pour Léolo, pas dans son monde... 
Partagé entre la crudité souvent terrible de sa maison, de son quartier, et une imagination qui l'embarque aux frontières du sublime, Léo Lauzon (auto-rebaptisé Léolo Lozone depuis qu'il a décidé d'être italien) est un enfant poète, amoureux, extra-lucide et ultra-sensible.
Capable aussi bien de tentative de meurtre sur son grand-père que de déclarer sa flamme en silence à sa voisine Bianca, Léolo rêve. Et nous avec.

Léolo observe Bianca
Peu soucieux de chronologie, ni de psychologie, le réalisateur réussit à n'avoir pas d'âge, à regarder l'enfant qu'il était de l'intérieur, à retrouver cette sensibilité écorchée vive que nous perdons normalement à l'âge adulte. La belle voix off de l'acteur Gilbert Sicotte relaie les scènes de l'enfance de Léolo en apportant une dimension poétique mais jamais décorative.
Cousin canadien du Toto le héros de Jaco Van Dormael, ou des quatre filles de La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvovsky, Léolo connaît un destin plus tragique, plus fulgurant, mais profondément marquant. Probablement parce que Jean-Claude Lauzon transforme notre regard tout au long du film. Comme lors de cette plongée de Léolo dans les eaux glauques, pour ramener les hameçons perdus des pêcheurs, au milieu des objets rouillées qui transforment le fleuve en décharge publique. Dans cet environnement sale, dangereux, oppressant, le garçon nage, cherche et trouve, en plus des hameçons, une dimension fantastique et mystérieuse de la réalité, qu'il nous permet de toucher du doigt par la magie de l'immersion cinématographique...

Léolo se cultive sur le dos de son frère



Le DVD :
Bonne copie, avec de très rares défauts d'image, très fidèle à la photo granuleuse, à la fois sombre et chaleureuse de Guy Duffaux.
Le son est impeccable,
Il semblerait qu'une partie bonus ait été envisagée puis abandonnée par Artus Films pour des raisons sur lesquelles l'éditeur ne s'est pas étendu. On peut le regretter d'un côté, le film faisant l'objet d'un culte et le réalisateur n'étant plus là pour jeter quelques lumières sur la genèse de son œuvre.
On peut aussi s'en réjouir : Léolo n'a pas franchement besoin d'explication, d'analyse, et encore moins de révélations sur ses secrets de fabrication. Réjean Ducharme, auteur de La Vallée des Avalés, a choisi de ne pas donner d'interview et de rester dans l'anonymat le plus total. Il est assez cohérent que le film qu'il a inspiré reste nu lui aussi, autonome, et garde cette aura de mystère, qui est justement au cœur de la fascination qu'exerce Léolo... Léolo Lozone  !


jeudi 18 juillet 2013

Rockyrama tente le grand saut

Il y a un peu plus d'un an, nous clamions ici tout le bien que nous pensions de Rockyrama, pavé "rétrojouissif", que nous ne nous décidons toujours pas à appeler un Mook (Magazine+Book... Pourquoi pas un Boozine tant que tu y es ?)
Lorsque notre collègue de The End annonça la prolongation dudit objet en trimestriel, donc en véritable magazine, un mélange de curiosité et de craintes se profila à l'horizon.

 

Après acquisition du premier numéro, ce sont malheureusement les craintes qui l'emportent...
Si l'on retrouve avec plaisir l'esthétique et la composition qui faisaient du gros volume un bel objet, on se casse un peu les dents sur le rédactionnel qui semble tourner en rond ou pire, se perdre en route.
- Quelques lignes (4 pages en gros caractères) pour évoquer une double lecture de Running Man : Schwarzerie bourrée de testostérone, mais aussi critique de la société annonçant la télé réalité. Outre le fait que le scoop est un peu éventé, on aurait peut-être aimé un peu plus de détail pour étayer le propos.
- Un dossier sur Mad Max qui fait regretter Starfix.
- Un article pour dire qu'Alien, quand-même c'est vachement bien.
- Un pour évoquer l'histoire de ce chef-d'oeuvre méconnu : La Planète des singes.
- Un autre pour dire que Tarantino c'est Dieu*...
A moins que ce ne soit Rick James... Ou Dr Dre...Car la partie musicale, proportionnellement plus développée dans ce numéro 1, est aussi celle qui offre les articles les plus intéressants.Notamment un parallèle entre la culture hippie californienne des sixities et le rock américain dit "alternatif" des années 90, rassemblés diaboliquement autour de la maison où Manson et sa secte perpétuèrent le massacre, entre autres, de Sharon Tate.
Le télescopage des deux époques, un peu forcé parfois, a au moins le mérite de sortir des sentiers battus, d'approcher la pop culture par un angle inédit, avec une audace qui fait défaut au reste du magazine.


Mais au-delà d'une déception toute subjective, on peut nourrir quelques inquiétudes pour l'avenir du titre qui perd aussi un peu son identité, notamment lorsqu'il évoque des œuvres ou des groupes contemporains (le groupe Chateau Marmont, eux aussi nostalgiques des années 80, mais avec la bonne attitude branchouille d'aujourd'hui).
Bref, sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, ça va être compliqué de tenir sa place en kiosque avec une ligne éditoriale aussi vague.
Et si on se trompe... et bien tant mieux pour Rocky Rama !


* Quelques pages plus loin, Moïssakis refait d'ailleurs le coup de Tarantino sur Top Gun, en tentant une lecture "gay cuir" de Commando...

jeudi 11 juillet 2013

L'émerveillement retrouvé

Même si le catalogue d'Artus Films est une véritable malle aux trésors du cinéma de genre, un cabinet des curiosités du 7ème art, l'éditeur pratique rarement l'édition "collector". 
La sortie, dans la triplette de juillet, de la version "UFA" des Aventures Fantastiques du Baron de Munchhausen constitue donc un double évènement. Pour l'occasion, Artus nous propose un double DVD, emballé dans un sur-boîtier en carton et agrémenté d'un joli livret de 8 pages, comprenant le synopsis détaillé et la distribution du film illustrés de photos et de dessins d'époque. 
Mais c'est surtout le film lui-même, dans sa version de 110 minutes, qui vient combler un manque dans l'histoire du cinéma fantastique et d'aventures. 
Il permet déjà d'éliminer deux ou trois idées reçues, la première étant que le film, commandé par le régime nazi en 42, serait un instrument de propagande ou, tout du moins, récipiendaire des idées nauséabondes de l'Allemagne hitlérienne. 
Le récit des aventures du Baron de Munchhausen a beau être une des plus belles pièces de la culture germanique, c'est avant tout l'histoire d'un personnage libertaire, pour ne pas dire subversif, résistant à toute autorité, réfractaire aux religions, et prônant un hédonisme de tous les instants, aussi bien en ce qui concerne le vin et la bonne chaire que les femmes de tous âges et de toutes conditions qui succombent une à une à son charme. Particulièrement dans cette version qui assume un libertinage constant et s’agrémente de quelques plans particulièrement osés pour l'époque (des femmes au bain, seins nus, dans le harem du Sultan de Turquie !)

Turkish délices...

Deuxième idée reçue : ce film daté de Josef Von Baky serait moins bien que la version de Terry Gilliam, sortie en 88. La comparaison est stérile, pour ne pas dire stupide, puisque le réalisateur de Brazil revendique lui-même l'influence de cette ambitieuse version allemande. La filiation semble évidente au vu des trucages artisanaux mais particulièrement inventifs qui abondent dans le film : transparences, accélérés, incrustations d'images, effets d'optique, apparitions/disparitions... On est dans la continuité des fééries de Méliès et des bricolages d'Harryhausen, chers au coeur de Gilliam qui n'a jamais caché son aversion pour le tout numérique et, particulièrement dans son Munchhausen, a tenté de retrouver cette magie du trucage primitif. 

Le Baron drague, même sur la Lune...
Troisième idée battue en brèche : à l'instar du Don Quichotte de Cervantès, Munchhausen n'est pas un récit destiné uniquement aux enfants. Outre l'érotisme latent et les idées progressistes déjà évoquées, le parcours du personnage  interroge quelques points essentiels de la condition humaine, notamment sur la question du vieillissement et sur la frontière qui sépare l'imaginaire flamboyant d'un réalisme forcément moins glorieux. Malgré un démarrage un peu bavard et quelques trous dans le récit, cette version réussit à merveille le mélange de légèreté et de profondeur. Quelques scènes restent d'ailleurs particulièrement émouvantes, comme la mort de Kuchenreutter, coursier et ami fidèle du Baron, et le geste d'amour final de ce dernier envers son épouse. 
Avec ses couleurs douces dues au procédé très spécifique  "Agfacolor", son casting et son budget colossaux pour l'époque, et sa fantaisie intemporelle, Les Aventures Fantastiques du Baron de Munchhausen s'avère aujourd'hui une œuvre essentielle de l'imaginaire fantastique à l'européenne, ô combien différente des superproductions américaines.

Escapade amoureuse en décors naturels, à Venise

Les DVD :
Le deuxième DVD est entièrement réservé au documentaire Un mythe en Agfacolor, 1h15 consacrées à la naissance du procédé et à son application dans le cinéma allemand. Plein d'enseignement historiques et techniques, quoiqu'austère dans sa forme.
A la suite du film, sur le premier disque, le Docteur "Artus Bonus", plus connu sous son nom véritable d'Alain Petit, sévit une fois encore avec un enthousiasme communicatif. Il reconstitue le contexte qui a vu naître ce projet, s'attarde sur les noms essentiels du générique, mais il évoque aussi les autres adaptation et, surtout, les différentes versions accessibles selon les époques, fantasmant sur une hypothétique copie de 2h15 dont l'existence est, pour l'heure, difficile à prouver. 
"De toutes façons, quand on est en présence d'un film comme ça, la moindre minute retrouvée, c'est déjà un trésor !" conclut-il avec une émotion palpable.
 

Alain Petit exhibe l'un de ses trésors, illustré par Gustave Doré !!!



mardi 2 juillet 2013

Grosse cylindrée et combinaison cuir

Ca ressemble plus à un fantasme de cinéphile déviant qu'à un vrai film. 
Jack Cardiff, l'un des plus éblouissants chef opérateur de l'histoire du cinéma, réalise en 68 son onzième long métrage (quand-même !) en tant que réalisateur, adapté de l'écrivain français érotico-surréaliste André Pieyre de Mandiargues. Si l'histoire en est simplissime (une femme est partagée entre deux hommes : l'un gentil et propret qu'elle a épousé, l'autre, viril et un peu propret aussi, qui est son amant), la forme en est en revanche libre et profondément originale. 

L'action (si l'on peut employer ce mot) part d'un rêve étrange sur fond de cirque. La jeune et belle Rebecca s'éveille dans le noir, troublée. Elle décide alors de quitter discrètement son mari aux premières heures du matin, pour enfourcher son Harley-Davidson Electra Glide et parcourir les kilomètres qui séparent la France de la Suisse afin d'y retrouver son amant. 
Entre flash-back et séquences oniriques reliés par une voix off exprimant les souvenirs, les doutes et les interrogations de l'héroïne, La Motocyclette a tout du "road-trip-movie", une petite année avant le film qui allait définitivement installer le genre : Easy Rider
Bien sûr, ni le propos ni le décor ne sont les mêmes, mais le voyage de Cardiff, s'il n'est pas exempt de défauts, fait preuve d'une audace formelle qui force l'admiration et l'impose comme une des matrices du genre. Dès l'ouverture, la volonté de prendre le spectateur à rebours de ses habitudes linéaires est manifeste. Usant de différents effets de filtres, de transparences, de violents contrastes de couleurs, de cadrages audacieux et de compositions inattendues, Jack Cardiff ne se pose pas seulement en esthète mais s'applique à construire une ambiance sensuelle et sulfureuse hors des sentiers battus. Outre le fantasme circassien qui ouvre le film, on retiendra une scène d'amour dans l'obscurité et surtout cette séquence où les deux amants, submergés par le désir dans une forêt enneigée, s'allongent sur un tas de bûches. 
 
Certes, la valse hésitation de Rebecca est un peu désuète aujourd'hui et sa relation gentiment sado-maso avec un Delon fumeur de pipe portant un joli gilet tricoté-main a perdu son parfum de scandale. Mais cette volonté de remettre en cause les valeurs traditionnelles de façon un peu lourde est largement compensée par le charme du film et surtout les surprises qui jalonnent ce trip. Particulièrement habile à caractériser ses personnages par les décors qui les entourent (l'école et son tableau noir pour le mari, la librairie pour la jeune fille, la grande fenêtre ajourée pour l'amant...), Cardiff maîtrise le va-et-vient temporel et délivre les maigres informations de l'intrigue avec un judicieux sens du timing.Au final, ce sont surtout les mimiques extatiques et les sourires forcés de Marianne Faithfull, abondamment filmée en combinaison de cuir noir, les cheveux aux vents sur sa grosse cylindrée, qui nous semblent un peu longuets, 45 ans après.
Ne gâchons pas notre plaisir pour autant : La Motocyclette est une hallucinante embardée du cinéma européen, le film d'un artisan libertaire et obsessionnel qui, aussi bien comme chef op' qu'en tant que réalisateur, a su utiliser le cinéma comme un terrain d'expérimentations et la caméra comme une machine à rêver.


Le DVD :
C'est une excellente copie qui nous est proposée ici, dont le transfert respecte les partis pris esthétiques du film. La bande son impeccable permet d'apprécier entre autres la musique originale de Les Reed.
Outre un abondant diaporama et la bande-annonce du film, nous avons droit au laïus de l'incontournable Alain Petit, toujours aussi érudit en ce qui concerne le générique et enthousiaste sur les écarts de conduite d'Alain Delon, mais peu disert sur l'originalité de fond et de forme de La Motocyclette. Cela dit, c'est juste pour chipoter : Artus Films vient encore d'ajouter une curiosité incunable à son catalogue déjà particulièrement roboratif !