mardi 2 juillet 2013

Grosse cylindrée et combinaison cuir

Ca ressemble plus à un fantasme de cinéphile déviant qu'à un vrai film. 
Jack Cardiff, l'un des plus éblouissants chef opérateur de l'histoire du cinéma, réalise en 68 son onzième long métrage (quand-même !) en tant que réalisateur, adapté de l'écrivain français érotico-surréaliste André Pieyre de Mandiargues. Si l'histoire en est simplissime (une femme est partagée entre deux hommes : l'un gentil et propret qu'elle a épousé, l'autre, viril et un peu propret aussi, qui est son amant), la forme en est en revanche libre et profondément originale. 

L'action (si l'on peut employer ce mot) part d'un rêve étrange sur fond de cirque. La jeune et belle Rebecca s'éveille dans le noir, troublée. Elle décide alors de quitter discrètement son mari aux premières heures du matin, pour enfourcher son Harley-Davidson Electra Glide et parcourir les kilomètres qui séparent la France de la Suisse afin d'y retrouver son amant. 
Entre flash-back et séquences oniriques reliés par une voix off exprimant les souvenirs, les doutes et les interrogations de l'héroïne, La Motocyclette a tout du "road-trip-movie", une petite année avant le film qui allait définitivement installer le genre : Easy Rider
Bien sûr, ni le propos ni le décor ne sont les mêmes, mais le voyage de Cardiff, s'il n'est pas exempt de défauts, fait preuve d'une audace formelle qui force l'admiration et l'impose comme une des matrices du genre. Dès l'ouverture, la volonté de prendre le spectateur à rebours de ses habitudes linéaires est manifeste. Usant de différents effets de filtres, de transparences, de violents contrastes de couleurs, de cadrages audacieux et de compositions inattendues, Jack Cardiff ne se pose pas seulement en esthète mais s'applique à construire une ambiance sensuelle et sulfureuse hors des sentiers battus. Outre le fantasme circassien qui ouvre le film, on retiendra une scène d'amour dans l'obscurité et surtout cette séquence où les deux amants, submergés par le désir dans une forêt enneigée, s'allongent sur un tas de bûches. 
 
Certes, la valse hésitation de Rebecca est un peu désuète aujourd'hui et sa relation gentiment sado-maso avec un Delon fumeur de pipe portant un joli gilet tricoté-main a perdu son parfum de scandale. Mais cette volonté de remettre en cause les valeurs traditionnelles de façon un peu lourde est largement compensée par le charme du film et surtout les surprises qui jalonnent ce trip. Particulièrement habile à caractériser ses personnages par les décors qui les entourent (l'école et son tableau noir pour le mari, la librairie pour la jeune fille, la grande fenêtre ajourée pour l'amant...), Cardiff maîtrise le va-et-vient temporel et délivre les maigres informations de l'intrigue avec un judicieux sens du timing.Au final, ce sont surtout les mimiques extatiques et les sourires forcés de Marianne Faithfull, abondamment filmée en combinaison de cuir noir, les cheveux aux vents sur sa grosse cylindrée, qui nous semblent un peu longuets, 45 ans après.
Ne gâchons pas notre plaisir pour autant : La Motocyclette est une hallucinante embardée du cinéma européen, le film d'un artisan libertaire et obsessionnel qui, aussi bien comme chef op' qu'en tant que réalisateur, a su utiliser le cinéma comme un terrain d'expérimentations et la caméra comme une machine à rêver.


Le DVD :
C'est une excellente copie qui nous est proposée ici, dont le transfert respecte les partis pris esthétiques du film. La bande son impeccable permet d'apprécier entre autres la musique originale de Les Reed.
Outre un abondant diaporama et la bande-annonce du film, nous avons droit au laïus de l'incontournable Alain Petit, toujours aussi érudit en ce qui concerne le générique et enthousiaste sur les écarts de conduite d'Alain Delon, mais peu disert sur l'originalité de fond et de forme de La Motocyclette. Cela dit, c'est juste pour chipoter : Artus Films vient encore d'ajouter une curiosité incunable à son catalogue déjà particulièrement roboratif !
 

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